Sens du mot histoire.

Le terme «histoire» peut porter facilement à équivoque. A priori, selon le point de vue où l’on se place, deux significations sont attribuables à ce terme.  Il y a en premier lieu l’«Histoire» avec un grand H. Je la définirai comme l’ensemble de tous les faits, de tous les événements, de toutes les actions, pensées, réactions, etc., associés à ces événements, et ce, depuis le début des temps. L’Histoire est donc absolument impalpable dans sa totalité, car elle a les dimensions de l’humanité prise en tant que corps vivant et entier.  Les éléments qui la composent ne sauraient être tous connus et, à plus forte raison, la complexité des relations entre ces divers éléments ne peut faire l’objet d’une analyse complète et exhaustive.

Ainsi, l’Histoire, dans ce premier sens, constitue un corpus colossalement complexe.  Elle possède des caractéristiques identifiables, la plus importante étant le rôle central du temps. Cette Histoire est absolue et vraie puisqu'une tranche de celle-ci correspond bien à l’état de l’humanité à une époque donnée. La structure de l’Histoire ne se manifeste toutefois pas entièrement à l’intérieur d'une telle tranche.  Elle ne peut se révéler que dans la succession de celles-ci.  Toutefois, la succession des tranches de l'Histoire doit-elle être analysée uniquement d'un point de vue de causes et d'effets? Ce serait là obliger les diverses tranches successives de l’Histoire à se succéder selon un mode qui ressemble fort à de la prédestination. La liberté ne serait plus qu’un mythe.  Cette question du rôle de la causalité montre que présupposer une structure à l’Histoire sous-entend en fait toute une attitude face à la vie et au monde.  Inversement, toute attitude face à la vie implique une conception de l’Histoire.  Poser la question de savoir laquelle des deux, notre attitude face à la vie ou notre conception de l’Histoire, a le plus d'influence revient à poser la question de l’oeuf et de la poule. La conception que les gens se font de l’Histoire à un moment donné influe nécessairement sur la tranche suivante de l’Histoire.

On peut se demander pourquoi cette diversité des conceptions de l'Histoire? La raison principale est sans doute que l’Histoire est pressentie à partir d’un nombre somme toute relativement réduit de documents. Pensons à l’Histoire comme à un iceberg dont la plus grande partie est submergée.  Ce que nous savons avec certitude de l’Histoire correspond aux parties visibles de l’iceberg.  Le travail de l’historien comporte deux facettes, d’une part la recherche de nouvelles parties visibles de l’iceberg et d'autre part la tentative de reconstruction, à partir de ce qui est visible, de la partie invisible de l’iceberg. Une telle reconstruction constitue «une histoire».  Mais, bien sûr, les mêmes données peuvent mener à plusieurs reconstructions différentes. On voit donc qu’il nous faut parler d’une histoire et non pas de l’histoire.

 

La façon d’effectuer une reconstruction dépend de ce que nous pensons devoir être la logique interne de l’histoire qui nous intéresse. C’est pourquoi toute histoire n’est pas neutre. Elle est nécessairement le reflet de la pensée d’une personne, l’historien, et de la société dans laquelle il est plongé.

L'histoire découle donc d'un genre d'interpolation.  Elle reflète nécessairement les idées et les vues de l'historien. L'histoire s'écrit à partir d'artefacts qui ont survécu aux aléas du temps. Il faut donc relativiser ce qu'on lit dans l'histoire officielle. L'histoire officielle est une magnifique construction, mais elle n'est qu'une construction.

  • Le cas d'Archimède
    • Dans Les oeuvres complètes d'Archimède, suivi des commentaires d'Eutocius d'Ascalon (trad. par Paul Ver Eecke, Paris : Albert Blanchard, 1960), on compte 9 oeuvres.
    • L'une d'elle n'a été découverte qu'en 1906, par J.L. Heiberg : La méthode relative aux théorèmes mécaniques. Ce livre a changé de façon importante la vision qu'on avait des mathématiques d'Archimède. Comment cela est-il possible de perdre un livre pendant plus de deux mills ans ?
    • La rareté des copies des oeuvres d'Archimède dès l'époque de sa mort en 312 av. notre ère. Diocles, un mathématicien ayant vécu une génération après Archimède, semble avoir eu des difficultés à avoir accès à certaines preuves du grand mathématicien.
    • Au VIe siècle, Archimède est étudié par Eutocius et par Isidore de Milet, l'un des deux architectes de Hagia Sophia de Constantinople. Par ces écrits, l'on connaît trois traités d'Archimède.
    • Au IXe siècle, un manuscrit byzantin, appelé Siglum A, contenait sept traités, plus ou moins complets. Le manuscrit a été perdu après 1564, mais des copies avaient été faites à la Renaissance, entre autres pour préparer une traduction latine d'Archimède. La première édition imprimée d'Archimède publiée au milieu du XVIe siècle était basée aussi sur l'une de ces copies.
    • Un deuxième manuscrit circulait au Moyen Âge. Il contenait un huitième traité. Heureusement,ce traité avait été traduit vers 1270 en latin avant que le manuscrit soit perdu.
    • Un troisième manuscrit, écrit à la fin du Xe siècle probablement à Constantinople, contenait sept traités, mais l'un d'eux n'était pas dans les traités des deux premiers manuscrits. Ce traité, La méthode relative aux théorèmes mécaniques, avait été mentionné uniquement par Théodosius (160-90 av. notre ère) et par Héron d'Alexandrie (env. 10-75 de notre ère), mais chez ce dernier dans un livre découvert uniquement en 1896. À une certaine époque, ce manuscrit fut effacé (il devient donc un palimpseste) pour être réutilisé pour un livre de prière qui se retrouva d'abord probablement dans un monastère près de Jérusalem, puis à Constantinople (Bibliothèque du patriarcat de Jérusalem). Il fut découvert par un universitaire allemand en 1846. Ce dernier constate qu'il est possible de voir un texte mathématique sous l'écriture religieuse. Il déchire une des pages du livre de prières et la conserve.Elle sera vendue en 1876 par son exécuteur testamentaire à la University Library de Cambridge. Mais ce n'est qu'en 1899, suite à la publication d'un catalogue des manuscrits grecs de la Bibliothèque du patriarcat de Jérusalem, que l'historien danois J.L. Heiberg, pris connaissance de l'existante du palimpseste. Il va à Constantinople en 1906 et est alors capable de lire une bonne partie du texte caché. Il y découvre le texte de La méthode... qui devient alors disponible pour la première fois depuis 1800 ans. Mais le palimpseste disparaît en 1908. Il réapparaîtra seulement au milieu des années 1990 pour être vendu 2 000 000 $ le 29 octobre 1998 par un acheteur privé..

    À gauche : une page du palimpseste.
    À droite : on perçoit le texte d'Archimède sous le texte religieux

    De Mankiewicz, Richard, L'histoire des mathématiques, Paris : Seuil, 2001, p. 32