Aristote de Stagire (-384, -322)
Aristote est associé généralement à la philosophie. C’est qu’on
oublie qu’il est aussi le premier grand biologiste.
Né à Stagire, non loin de la Macédoine, Aristote fera ses études à
Athènes, à l’Académie de Platon. [1]
Il y sera considéré comme le plus brillant des disciples du maître.
Néanmoins, il semble qu’il s'oppose à la dévalorisation de
l’observation et à la valorisation, selon lui excessive, des
mathématiques et de la raison pure. Aussi, à la mort de Platon, il
quitte l’Académie pour voyager. C'est au cours de ces voyages qu’il
commença ses observations sur les êtres vivants. En 342, le roi
Philippe de Macédoine lui demande de devenir précepteur de son fils
Alexandre. Il le restera jusqu’en 336, lorsqu’Alexandre succède à
son père sur le trône. Alors que le jeune roi s’apprête à former un
grand empire, Aristote retourne à Athènes où, l’année suivante, il
fonde sa propre école, le Lycée. Après la mort d’Alexandre à
Babylone en 323, Aristote quitte Athènes de peur d’avoir à subir les
foudres des Athéniens qui supportaient mal la domination
macédonienne. Il mourut une année plus tard.
Pour Aristote, les idées n’existent pas indépendamment du monde
réel. Elles sont formées par l’esprit nourri par les expériences et
l'observation . Tout se passe dans notre tête. Les idées résident en
nous. Tout en reconnaissant la valeur de la pensée déductive, il
donne à l’induction une place centrale. À la suite d’observations,
on peut induire des lois générales. À partir de ces lois, il est
alors possible de construire par la déduction un système explicatif
du monde. Pour que ce système soit bien construit, il doit
satisfaire aux exigences de la logique. Aristote en était tout à
fait conscient. C’est pourquoi il énonça clairement les règles de la
logique. Sa logique domina le monde de la pensée jusqu’au milieu du
XIXe siècle.
En redonnant à l’induction une place centrale, Aristote
contrebalance l’influence de Platon. Malheureusement, Platon sera
beaucoup plus connu qu’Aristote dans le monde antique. De fait,
Aristote ne commencera à avoir une influence majeure en Occident que
lorsque ses écrits seront portés à l’attention des Européens par les
Arabes au début du XIIe siècle.
Mécanique
La mécanique aristotélicienne repose sur quelques principes. Elle a
donc une structure déductive. Voici quelques-uns de ces principes:
-
L’infini actuel n’existe pas. Seul l’infini potentiel existe. Ainsi, une collection d’un nombre infini d’objets ne peut exister réellement. Certes on peut faire des collections aussi grandes que l’on veut. L’infini peut donc être potentiel. On peut s’en approcher. Mais on ne peut l’atteindre.
-
La matière première est pure potentialité.
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Le changement (ou le mouvement) est une actualisation d’une potentialité.
-
La terre, un des quatre éléments fondamentaux, ne peut réaliser sa potentialité qu’en étant à sa place naturelle, le centre de l’univers. Un objet qui est composé principalement de terre tend aussi à réaliser sa potentialité. Puisque la Terre est au centre de l’univers, un tel objet tend donc naturellement vers le centre de la Terre. Il tombe.
-
Du point de vue strictement mécanique, le principe est : tout élément tend à occuper sa place naturelle c’est-à-dire celle où il est au repos.
-
Sur la Terre, tout objet est constitué de la combinaison des quatre éléments fondamentaux: la terre, l’eau, l’air et le feu. La position naturelle de la terre est le centre de l’univers, celle de l’eau est immédiatement au-dessus de la terre, celle de l’air est immédiatement au-dessus de l’eau et celle du feu est immédiatement au-dessus de l’air. Une roche s’enfonce dans l’eau parce qu’elle est constituée principalement de terre. La fumée s’élève dans l’air parce qu’elle est constituée principalement de feu.
- Il existe deux types de mouvements:
-
Les mouvements naturels : Ceux qui correspondent à la réalisation d’une potentialité.
-
Les mouvements violents : Ceux qui ne correspondent pas à la réalisation d’une potentialité. Ces mouvements sont le résultat de l’action d’une force appliquée directement sur le mobile.
-
En chute libre, la vitesse est proportionnelle au poids. Plus un objet est pesant, plus il ira rapidement vers sa position naturelle de repos.
-
La vitesse est inversement proportionnelle à la résistance.
-
Ce principe a pour conséquence que le vide n’existe pas. En effet, puisqu'il n’y a aucune résistance dans le vide, la vitesse d’un corps y serait infinie. Or l’infini n’existe pas.
Appliquons ces principes à l’étude du mouvement d’un projectile. Je
lance une balle avec ma main. Puisque le mouvement naturel d’une
balle est d’aller vers le centre de l’univers et que tout mouvement
violent implique la présence constante d’une force appliquée à
l’objet, la balle que je lance devrait se diriger vers le centre de
la Terre dès que ma main cesse de toucher la balle. Or, clairement,
ce n’est pas le cas. En réalité, elle continue sa trajectoire dans
la direction du mouvement de la main. Pourquoi? Aristote donne
l’explication suivante. À partir du moment que la balle quitte la
main, le déplacement de la balle dans la direction de son mouvement
provoque derrière elle la création d’un espace où momentanément il
n’y a pas d’air. Or, puisque le vide ne peut exister, l’air
s’engouffre dans cet espace sans air. Ce mouvement de l’air provoque
une poussée sur la balle qui continue son mouvement. Un nouvel
espace sans air se forme alors derrière la balle. L’air s’engouffre
dans l’espace vide et pousse la balle qui continue son mouvement. Et
ainsi de suite... La résistance de l’air ralentissant la balle, ce
mouvement en viendra à s’arrêter. À ce moment, la balle commencera à
suivre son mouvement naturel et tombera vers le sol.
Dans ce raisonnement sur le déplacement d’une balle, on remarque que
le mouvement violent, résultant des forces issues du mouvement de
l’air derrière la balle, et le mouvement naturel ne se combinent
pas. Le second vient après le premier. Pour Aristote, il n’y a donc
pas de composition des forces. Lorsqu'il y a deux forces, l'une
domine complètement l'autre de sorte que la force dominante doit
d’abord s'épuiser avant que la seconde puisse agir.
Cosmologie
1523 : Raymond Lull, Practica
compendiosa artis.
Hugh Kearney, Science and Change, 1500-1700, New York :
McGraw-Hill, p. 31.
La cosmologie aristotélicienne s’inspire partiellement de Platon.
L’Univers, fini bien sûr, se divise en deux. D’une part, il y a la
Terre, une sphère placée au centre de l’univers. Elle est entourée
d’autres sphères. Sur chacune d’elles se trouve une planète. La
première de ces planètes est la Lune. Au-delà de la sphère des
étoiles résident les dieux.
Le monde sublunaire est imparfait. Les potentialités ne s’y
réalisent jamais parfaitement. Le monde céleste, au-dessus de et y
compris la sphère de la Lune, est par contre un monde parfait.
La Terre est immobile. Autour d’elle tournent les sphères des
planètes et des étoiles. La perfection des corps célestes se
manifeste dans leur mouvement qui est circulaire. Puisqu’il ne
saurait y avoir de vide, les sphères se touchent les unes les
autres. Ainsi la sphère des étoiles, qui tournent en 24 heures,
entraîne par frottement la sphère de Saturne, qui entraîne celle de
Jupiter, et ainsi de suite jusqu’à celle de la Lune qui, elle,
tourne le plus lentement. Le mouvement de tous les corps célestes
découle de celui de la sphère des étoiles. De fait, les
conséquences de ce mouvement se font sentir jusque sur la Terre. En
effet, le mouvement de la sphère lunaire provoque le mélange des
quatre éléments fondamentaux. Sans l’action continue de cette
sphère, les éléments se sépareraient progressivement et occuperaient
à la longue leur place naturelle.
Les lois gérant le monde sublunaire ne s’appliquent pas au monde
céleste. Ainsi, alors que les corps célestes se déplacent
naturellement suivant des mouvements circulaires, les corps
terrestres se déplacent naturellement en ligne droite. Cette
conception dichotomique de l’univers a de nombreuses conséquences.
Les observations issues de phénomènes terrestres ne peuvent
s’appliquer au monde céleste. Nos connaissances se limitent donc à
notre voisinage immédiat. Adieu les lois tout à fait générales...
La cosmologie d'Aristote repose sur l'hypothèse que la Terre est une
sphère immobile au centre de l'univers. Puisque le philosophe
insiste sur l'importance de l'observation, il se doit de supporter
son hypothèse par des observations. Voyons comment il s'en sort:
Immobilité de la Terre :
- La Terre ne saurait être mobile. En effet, si la Terre tournait sur elle-même en 24 heures, ce mouvement de rotation provoquerait des vents violents qui dévasteraient sa surface. De même, ce mouvement de rotation aurait pour conséquence que, lorsqu'on lance un objet vers le haut, il ne retomberait pas exactement à l'endroit d'où on l'aurait lancé, mais plutôt légèrement à l'arrière, puisque celui qui a lancé l'objet s'est déplacé, entraîné par la rotation de la Terre.
- Ces raisonnements font voir comment le toucher, ou plus précisément le contact physique, joue un rôle important. Dès que le contact physique est rompu entre la Terre et un objet quelconque, que ce soit l'air ou un objet lancé, la relation avec la Terre est coupée. L'on ne sait pas ce qui se passe vraiment.
La sphéricité de la Terre :
Preuve a priori (Argument qui repose sur les principes qui sont à
la base de la cosmologie aristotélicienne)
- Tous les objets composés principalement de terre ont tendance à aller vers le centre de l'univers. Cette tendance est d'autant plus forte que l'objet est lourd. Il s'ensuit donc que, dans leur mouvement naturel vers le centre de l'univers, les gros objets déplaceront les plus petits. Les gros objets se retrouveront plus près du centre alors que les plus petits se trouveront plutôt en surface. La Terre, située nécessairement au centre de l'univers, prend donc une forme de plus en plus sphérique.
Preuve a posteriori (En accord avec les observations)
- Lors d'une éclipse de Lune, l'ombre de la Terre sur la Lune a clairement la forme d'un disque. La Terre est donc une sphère.
-
Lorsque nous regardons le ciel en nous déplaçant, nous constatons que les étoiles qui sont à l'horizon derrière nous disparaissent alors que de nouvelles étoiles apparaissent à l'horizon devant nous. Ce phénomène ne pourrait se produire si la Terre était plate. En effet, si la Terre était plate, toutes les étoiles visibles à un endroit le seraient aussi d'un autre endroit. Par ailleurs, si la Terre est sphérique, l'observateur ne voit que ce qui est au-dessus de l'horizon. Or l'horizon se déplace avec l'observateur. Certaines étoiles auparavant invisibles deviennent alors visibles.
- (Argument d'Adraste, un élève d'Aristote) Lorsqu'on regarde un bateau s'éloigner du port, on voit sa coque disparaître sous l'horizon d'abord, puis la base du mât, et, progressivement, tout le mât. Dans l'hypothèse que la Terre soit ronde, cela correspond à ce qui devrait se passer. Toutefois, ce phénomène ne se produirait pas si la Terre était plate. Dans ce cas, le bateau deviendrait de plus en plus petit, mais il resterait complètement visible jusqu'à ce qu'il soit trop petit pour qu'on puisse en saisir la forme. Il est donc légitime de croire que la Terre est ronde.
Physique (L’exemple de la lumière)
Pour Aristote, la lumière et les odeurs sont analogues au son dans leur façon de se répandre. Or les pythagoriciens ont montré que le son est une vibration. Il en résulte donc que la lumière et les odeurs sont aussi des vibrations. Cet exemple montre comment les analogies peuvent être fructueuses aussi bien que trompeuses.
Histoire naturelle: description et classification
Aristote fut un grand observateur de la vie. Contrairement à ce
qu’il a fait pour la mécanique et pour la cosmologie, il n’a pas
réussi à donner à la biologie une forme plutôt déductive. La
complexité des phénomènes vivants l’a obligé à faire part de ses
observations sans pouvoir vraiment théoriser. Néanmoins, prenant
conscience que chaque corps vivant forme un tout dont chacune de ses
parties est intimement reliée à toutes les autres, Aristote en
induit que l’univers est constitué de parties qui sont de même
toutes reliées les unes aux autres. Vouloir étudier un phénomène en
l’isolant ne devrait mener nulle part. Cette vision globalisante de
l’univers est dite organique.
Aristote appelle la biologie, l’histoire naturelle, car, pour lui,
le mot histoire signifie recherche. Il a écrit plusieurs livres
d’histoire naturelle dont Histoire des animaux, Des parties des
animaux, De la génération des animaux, De l’âme. La richesse des
observations d’Aristote est remarquable. En étudiant les animaux
marins, il constate que les baleines et les dauphins ont des poumons
et respirent. Mais plus significatif encore, leurs petits naissent
vivants et, comme foetus, ils sont reliés au corps de la mère par un
cordon ombilical. Il en conclut que les cétacés ne sont pas des
poissons mais des mammifères marins. Son étude de la reproduction
porte aussi bien sur les pieuvres que sur les papillons. Il montre
entre autres que les chenilles correspondent à un stade du
développement des papillons. Il montre aussi que certains animaux
ont le sang rouge (nous savons que ce sont les vertébrés) alors que
d'autre (les invertébrés) n'ont pas de sang rouge.
Classifier les êtres vivants constitue une tâche essentielle pour
celui qui étudie la nature. L’exemple de la mise en évidence de la
vraie nature des cétacés illustre bien l’importance de ce travail.
Aristote classifie les êtres vivants en genres, espèces et analogon.
Cette classification ne repose pas sur les mêmes critères que ceux
utilisés depuis Linné au XVIIIe siècle.
Dans son livre De l’âme, Aristote traite des différents niveaux de
vitalité. Il appelle cette étude la psychologie. L’âme est la forme,
l’essence, d’un corps ayant la capacité de la vie. Il y a donc deux
types de corps dans la nature : ceux qui n’ont pas d’âme, les corps
inanimés, et ceux qui ont une âme, les êtres vivants. Mais tous les
êtres vivants n’ont pas le même potentiel de vitalité. Il y a une
hiérarchie dans la vitalité. C’est que celle-ci se manifeste à
différents niveaux. Un premier niveau est celui de la capacité de se
nourrir dans le but de croître et de se reproduire. Ce sont les
caractéristiques de l’âme végétale. L’âme animale possède ce niveau
de vitalité, mais il y ajoute la possibilité de se mouvoir et de
sentir. La sensation caractérise principalement l’âme animale. Le
niveau supérieur de vitalité correspond à l’âme humaine. Cette
dernière possède les caractéristiques de l’âme animale, mais avec, en
plus, l’intellect.
Cette hiérarchie des êtres va des êtres inanimés, au bas de
l’échelle, à l’homme, tout au sommet de cette échelle. Chaque état
de cette hiérarchie correspond à des potentialités de plus en plus
riches. Un peu comme en mécanique, les interactions entre les
différents êtres vivants s’expliquent par leur tendance à réaliser
leurs potentialités naturelles.
L’idée de hiérarchiser les éléments formant l’univers sera poussée à
l’extrême au Moyen Âge. Tout y sera hiérarchisé, la société, les
domaines de connaissances, les objets et les êtres, de l’inanimé à
Dieu en passant par les hommes et les anges.
[1] Informations biographiques tirées de : Asimov, Isaac, Biographical Encyclopedia of Science and Tehcnology, London, Sydney : Pan Books Ltd, édition revisée, 1975, pp. 17-18.